
Décalages
J’aime bien conduire très tôt le matin, surtout le samedi. C’est calme, il n’y a pas encore trop de monde. J’ai l’impression que je peux prendre mon temps sur la petite route, profiter du paysage. Cheminer, lentement. Sans la grosse auto pressée qui colle derrière et qui a juste envie de m’envoyer sur bas-côté. Quand elle surgit, toujours noire ou blanche, je flippe, je panique, j’accélère en râlant, je m’adapte à sa vitesse, enfin j’essaie.
C’est ainsi, j’ai toujours un peu de mal à me mettre dans le flux du monde des humains.
Pareil pour la photo. Je suis photographe et je n’arrive pas à être photographe. Enfin, à endosser le personnage du photographe. Tu as lu ? J’ai écrit du photographe – et pas de la photographe – tu sais le type qui se balade en mode aventurier, avec son gilet à poches et son matos qui coute des millions au plus près de lui. Pour un peu, s’il osait vraiment, il aurait le chapeau d’Indiana Jones sur la tête, deux nikon ou je ne sais quelle autre merveille technologique en bandoulière, parce q’une bonne photo, il ne peut pas se permettre de la rater. Il a l’air sûr de lui, le pas décidé, la tête haute. Le mec, c’est un pro, un vrai. Un sérieux. Il sait de quoi il parle. Et il doit te montrer qui c’est le meilleur.
Bien sûr, c’est une caricature, un cliché, et comme on parle de photographie, ça tombe bien. Mais tous les clichés baladent en eux un fond de vérité.
On me dit photographe. J’accepte. Il faut bien avoir une étiquette pour se présenter.
Tu fais quoi, toi, dans la vie ?
Euh, je fais des images.
Oh, c’est intéressant. Quel genre d’images ?
Euh, des photos surtout, mais il m’arrive de dessiner. Et puis j’écris des trucs aussi, surtout sur les images.
Tu es photographe ?
Euh oui, si tu veux, on peut dire ça comme ça.
Et là, au moment où je prononce ces mots, panique à bord. La grosse voiture noire arrive à toute allure derrière moi. J’essaie de conduire plus vite dans ma tête, d’anticiper les questions qui tuent.
Numérique ?
Ben oui, enfin ça dépend.
Non, parce que quand même, la photo argentique, c’est autre chose hein.
Euh oui, mais le numérique, c’est vachement bien aussi. Et puis des fois, je ne fais ni avec l’un ni avec l’autre.
??????
Je travaille aussi le cyanotype, par exemple.
????????? Ah … Et c’est quoi ton appareil ? Et tes objectifs ?
Euh … Ben, en fait, des fois, je n’ai que mon téléphone dans ma poche.
Non, tu déconnes ! (Ben non mon gars, je déconne pas) Mais j’utilise aussi un D700.
Ah ben moi, j’ai le dernier D80000 avec un super télé. Je me suis offert ça pour Noël. Ça fait des images, waouh, des détails, une netteté ! C’est même pas croyable ! Je te le montrerai si tu veux. Parce que le D700, ça commence à dater hein !
Et là, panique à nouveau. La grosse voiture noire m’a à peine doublée juste à la sortie d’un virage qu’un énorme bolide blanc arrive derrière moi à toute allure.
Deux options s’offrent à moi. J’accélère et je lui raconte que pour moi la photo c’est pas forcément un bon appareil et qu’on fait des chefs d’oeuvre avec une boite de conserve, un petit trou et un papier photo dedans. Et là, le mec, il vexé et je crois que je n’aime pas vexer les gens. Il me regarde avec un air condescendant, genre : Ma pauvre, si tu crois que tu es photographe, moi je suis le président de la république !
Ou je mets le clignotant, je me gare sur le côté et je laisse passer l’énorme bolide blanc. En me disant que j’aurais beaucoup de choses à lui raconter sur la photographie. Mais qu’il a sans doute raison, je ne suis pas photographe. Je ne le serai jamais vraiment.
Enfin pas comme ça.
C’est pour ça que j’ai eu envie d’ouvrir ce blog à des articles.
Pour te raconter le syndrome de la photographe autodidacte et décalée.
Je ne sais pas si ça t’intéressera. Je ne sais pas si tu auras la patience de lire.
Je t’avoue que je l’espère un peu quand même, parce qu’au fond de moi, une petite lumière s’est allumée. Celle de l’histoire d’une passion, qui me suit partout depuis l’enfance. En écrivant ces mots, j’ai senti un sourire s’esquisser sur mes lèvres et dans mes yeux. Et tu sais, sans ce sourire là, je suis juste impossible et infernale à vivre, et je peux te l’assurer, ça n’est bon pour personne.
J’ai envie pour conclure cette page de citer Hervé Guibert, qui écrit quelque part, dans Le seul visage :
«Je ne fais qu’une chose – et c’est une chose énorme je crois, c’est en tout cas le but de toute mon activité, de toute ma prétention créatrice – témoigner de mon amour.»